La riposte des démocraties a été trop tardive et pour l’heure trop faible face à la percée de l’État islamique.
La prise de Mossoul, deuxième ville d’Irak, puis l’assassinat sauvage de James Foley par l’EI ont agi comme des électrochocs. Tout à leurs problèmes intérieurs, tétanisées par la fatigue de la guerre provoquée par leurs interventions désastreuses d’Irak et d’Afghanistan, les nations libres ont fait preuve d’une longue passivité qui a permis aux djihadistes de donner corps au califat islamique en prenant le contrôle du tiers nord de la Syrie et du tiers nord-ouest de l’Irak.
La percée d’EI s’explique par quatre traits qui caractérisent une organisation terroriste d’un type nouveau. L’objectif de construction d’un empire religieux, le califat, et non pas seulement la déstabilisation des démocraties et des régimes alliés par des frappes terroristes ponctuelles. Une organisation administrative et militaire efficace reproduisant celle d’un Etat autour de l’autorité absolue de son chef, Abou Bakr al-Baghdadi, et permettant la conduite d’opérations militaires de grande envergure, la gestion de vastes territoires, la maîtrise d’infrastructures majeures – des banques aux raffineries. L’alliance entre religieux intégristes, anciens cadres du régime de Saddam Hussein, tribus sunnites et djihadistes étrangers dont 12 000 combattent en Syrie. Enfin, la mise en œuvre d’une terreur radicale, fondée sur les exécutions de masse de prisonniers de guerre, l’extermination des minorités chiite, chrétienne ou yézidie.
L’EI s’est ainsi engouffré dans l’espace stratégique créé par le chaos irakien aggravé par le sectarisme du gouvernement chiite de Nouri al-Maliki, par l’éclatement de la Syrie à la suite d’une guerre civile qui a fait 191 000 morts et des millions de réfugiés, par l’échec des révolutions arabo-musulmanes, par le déclin d’Al-Qaeda à la suite de la liquidation de ses dirigeants, enfin et surtout par le coup d’accordéon de la politique américaine. L’émergence de l’EI n’a été rendue possible que par la succession de la surexpansion impériale des années Bush au retrait unilatéral des années Obama. Sous le désengagement du Moyen-Orient autorisé par la reconquête de l’autonomie énergétique pointe la paralysie des États-Unis, dont les citoyens communient dans un nouvel accès d’isolationnisme et le président dans une indécision permanente jusqu’à avouer « ne pas avoir de stratégie » face à l’EI. Élu grâce au mot d’ordre « Yes we can », Obama limite sa politique extérieure à « No, I don’t do ». Avec pour symbole son revirement en août 2013 sur les frappes aériennes qui devaient répliquer au recours massif aux armes chimiques par Bachar el-Assad.
La conquête par EI de moyens de puissance auparavant réservés aux Etats – armée moderne, institutions financières, industrie pétrolière – représenterait un péril majeur pour les monarchies du Golfe, pour Israël et l’Europe, comme pour le marché de l’énergie. La reconfiguration du Proche-Orient autour des clivages religieux déstabiliserait durablement toute la région en la plongeant dans une nouvelle guerre de Trente Ans entre sunnites et chiites. Enfin, la montée aux extrêmes de la violence est contagieuse et se propagerait en Europe, en Asie et en Afrique. Ainsi, Aboubakar Shekau, le chef de la secte Boko Haram, s’inscrit déjà dans la filiation de l’EI en proclamant la création d’un califat islamique aux confins du Nigeria et du Cameroun.
Défaut d’anticipation, action trop faible et trop tardive, la riposte des démocraties s’est pour l’heure déployée sur quatre fronts. Front militaire, avec la livraison d’armes aux Kurdes associée à des frappes aériennes et à l’engagement des forces spéciales des Etats-Unis depuis le 8 août. Front humanitaire, avec l’aide aux réfugiés des minorités chrétiennes et yézidies. Front politique, avec la nomination d’Haïder al-Abadi comme Premier ministre en Irak, en remplacement du calamiteux Nouri al-Maliki, qui a jeté les sunnites dans les bras de l’EI. Front diplomatique, avec le bouleversement des alliances, à l’image du rapprochement des États-Unis et de l’Iran, de l’Iran avec l’Arabie saoudite, voire de la tentative de Bachar el-Assad de réintégrer la communauté internationale.
Des mesures qui sont très loin de dessiner une stratégie globale. L’aide humanitaire n’apporte aucune réponse politique ou stratégique à la poussée de l’EI. Sur le plan militaire, il est impossible d’éradiquer l’EI sans des opérations terrestres et sans l’attaquer dans son sanctuaire syrien. Or les démocraties excluent tout engagement terrestre au-delà des forces spéciales. Et la livraison d’armes lourdes aux peshmergas kurdes vient appuyer leur volonté d’indépendance nationale à travers la création d’un Kurdistan qui participerait de la déstabilisation de la région. Sur le plan politique, la riposte à l’EI passe par la consolidation des Etats irakien mais surtout syrien, alors que le régime de Bachar el-Assad est largement responsable de l’ascension de ce groupe qu’il a laissé prospérer. Sur le plan diplomatique enfin, toute action efficace suppose l’accord des puissances régionales, dont l’Iran, qui cherche à obtenir la confirmation de la levée des sanctions sans pour autant renoncer à ses ambitions nucléaires, comme le soutien de la Russie, qui poursuit son rêve impérial en intervenant directement aux côtés des séparatistes pour forcer la partition de l’Ukraine.
D’où l’urgence de restaurer l’unité d’action des démocraties, afin de combler le vide de leadership qui mine le système multipolaire. D’où la nécessité pour les États-Unis de renoncer à la tentation de l’isolationnisme et pour l’Europe de rompre avec un désarmement unilatéral suicidaire. D’où la priorité à l’élaboration d’une nouvelle doctrine pour les interventions militaires extérieures qui réconcilie la retenue et l’usage de la force pour la défense des intérêts vitaux de sécurité. Dans le monde du XXIe siècle, dire adieu aux armes, c’est renoncer assurément à la liberté et très vraisemblablement à la survie.
(Chronique parue dans Le Point du 04 septembre 2014)